dimanche 30 septembre 2007

Hôkô-ni, une nonne japonaise dynamique

Hôkô-ni est sans doute la moniale la plus célèbre de l'époque de Heian.

Elle résidait dans le temple provincial d'Echigo et construisit en 822 une auberge pour les pèlerins à Watabe (Koshi).
Pour que l'auberge puisse subsister, elle y adjoignit des rizières et la dota de deux bateaux pour faire traverser les voyageurs. Par la suite, voyant que l'auberge n'était plus qu'un tas de ruines et que les champs étaient retournés en friche, en 880, elle demanda à la Cour de mettre à sa disposition un abri, des bacs et des rizières à défricher.

Hôkô-ni avait en effet à coeur de faciliter les voyages des pèlerins qui parcouraient alors le pays en grand nombre. Sans jamais ménager sa peine, elle déploya toute son ingéniosité et son énergie pour parvenir à ses fins, au point que ses compatriotes, reconnaissants, lui accordèrent le titre de bienfaitrice.

Pour mieux comprendre la portée de son oeuvre, il faut se rappeler les conditions de vie dans le Japon du IXème siècle. Et aussi tenir compte qu'accomplir un pélerinage constitue l'une des pratiques bouddhistes les plus importantes. Le Bouddha Shakyamouni lui-même a invité ses disciples ultérieurs à se rendre en les hauts lieux sacrés pour prier et méditer avec foi et sans distraction. Ainsi recevraient-ils sans nul doute avec force la bénédiction des grands personnages qui auraient vécu et pratiqué en ces endroits.

Les lieux de pèlerinage les plus précieux pour les bouddhistes sont, bien sûr, les sites bénis par des séjours du Bouddha, à commencer par Lumbini et Bodhgaya. Ils consistent aussi en les monastères et temples, auxquels il convient d'ajouter les grottes prisées des ermites et anachorètes. Pour le disciple fervent, il va sans dire que la résidence de son Maître constitue le
site le plus sacré qui soit.

samedi 29 septembre 2007

Pensons à nos frères birmans

Jeudi après-midi, je suis allée à l'Institut Ganden Ling (Veneux) pour saluer Dagpo Rimpoche qui partait le lendemain matin au Canada.
Alors que je pensais que nous parlerions des activités du centre durant son absence de trois semaines, il ne m'a entretenu que des événements qui sont en train de se dérouler en Birmanie. C'est que lui, Tibétain ayant dû s'exiler suite aux terribles bouleversements survenus en 1959, il sait d'expérience ce que cela signifie, d'être ainsi exposé à tous les dangers d'une répression impitoyable et aveugle.

Rimpoche m'a dit et redit qu'à son avis, tous les religieux boudhistes DU MONDE ENTIER devraient manifester, pacifiquement bien sûr, pour soutenir les Birmans, qui sont des bouddhistes fervents et dynamiques. Il ne cessait de me répéter qu'en de telles circonstances, savoir et ne rien faire est tout simplement honteux. Ah !, me répétait-il, si, pour une fois, tous les bouddhistes de France se rassemblaient, pour prier ensemble, toutes obédiences confondues, et en invitant les autres religions à se joindre à eux. Si les croyants se mobilisent, les politiques ne pourront pas rester sans rien faire... Rappelons-nous l'interdépendance, notion fondamentale du bouddhisme.

Très touché par une intervention de Jane Birkin qu'il avait entendue le matin même à la radio, il a contacté une amie pour entrer en contact avec la chanteuse engagée au grand coeur, afin de lui demander de continuer ses actions et même de multiplier les moyens pour toucher l'opinion publique. En écrivant une chanson pour la paix en Birmanie et/ou en organisant un concert avec d'autres artistes de ses amis. quitte à chanter dans la rue...

C'est comme cela que cette après-midi, nous nous sommes retrouvés sur l'esplanade du Trocadéro, en compagnie de Jane Birkin, pour participer à une manifestation qui a rassemblé 200 à 300 personnes environ. Dont une dizaine de moines Theravadin, ainsi que trois moines et trois nonnes de la tradition tibétaine.

Ce n'est, malheureusement, que le début. Tant que la situation ne sera pas revenue au calme et que le peuple birman ne jouira pas de la paix et de la liberté qui lui sont aussi nécessaires qu'à nous, il importerait que nous lui apportions un maximum de soutien. Sans sous-estimer la puissance de la prière, la force des pensées et des voeux bienveillants.

Puissent tous les êtres, dont en particulier les Birmans, accéder au bonheur et aux causes du bonheur !

Communiqués de l'U.B.F.

1. COMMUNIQUE DE PRESSE

L'Union Bouddhiste de France qui représente la grande majorité des communautés bouddhistes vivant en France, suit avec une très grande inquiétude les évènements dramatiques qui se déroulent actuellement en Birmanie.
Elle ne peut que désapprouver fermement et totalement l'usage de la force contre la population civile et la communauté des moines birmans qui a déjà fait plusieurs victimes. Elle exhorte les autorités birmanes à la plus grande retenue et à la non-violence dans le règlement de cette situation, rappelant en cela les principes de bases de l'Enseignement du Bouddha auxquelles ces mêmes autorités se réfèrent et semblent exprimer leur respect et leur dévotion.

L'Union Bouddhiste de France appelle toutes les communautés bouddhistes de France ainsi que tous les sympathisants de cette religion non-violente et bien sûr les autres religions à se rejoindre dans la prière pour qu'aboutisse le plus rapidement possible un règlement pacifique à cette crise.

L'UBF soutiendra sans ambiguïté toutes les actions, pétitions et manifestations pacifiques qui pourront de près ou de loin aider à apaiser les souffrances du peuple birman et de sa communauté religieuse.


2. MESSAGE A L'ATTENTION DES BOUDDHISTES ET SYMPATHISANTS

Rejoignez-nous par la pensée dans une journée de prières et méditations dédiée au peuple birman

C'est avec la plus grande attention que notre fédération suit les dramatiques événements qui se déroulent au Myanmar et accentuent la détresse d'un peuple déjà fortement éprouvé. Un peuple qui pratique majoritairement le bouddhisme avec une foi et une sincérité manifestes - en témoignent les manifestations pacifiques et non-violentes, hélas réprimées dans le sang ces derniers jours.

Au nom des bouddhistes de France et des sympathisants, l'UBF exprime sa profonde sympathie et toute sa compassion à la population birmane et à sa communauté religieuse, elle aussi pleinement engagée.

L'UBF invite tous les centres et associations bouddhistes de France à s'unir par la pensée ce dimanche 30 septembre, le matin, en une action commune de prières, méditations et cérémonies, dédiée au peuple birman, en vue d'un prompt règlement pacifique de cette crise grave et déterminante.

Puisse l'Enseignement du Bouddha triompher des passions et rancoeurs, pour que la paix s'instaure, dans l'intérêt de tous !

jeudi 27 septembre 2007

La Birmanie, hélas...

Le peuple birman est plongé dans la tourmente. Il souffre. Mais son courage, ou son désespoir l'emporte sur la peur.

Les Birmans sont pour la plupart des bouddhistes. Des bouddhistes fervents. Ils sont d'ailleurs les plus grands bâtisseurs de stoupas, même encore de nos jours.
J'ai pas mal d'amis qui ont séjournés parmi eux et ils sont unanimes : en dehors du fait qu'ils n'ont aucune idée de l'heure (tant pis pour les rendez-vous) et qu'ils répondent souvent n'importe quoi aux questions qu'on leur pose, les Birmans sont des gens extrêmement polis et courtois. Du reste, quand ils répondent de travers, c'est simplement parce qu'ils ne savent pas mais qu'ils ne veulent pas le dire ... pour ne pas faire de peine à leur interlocuteur.

Comment comprendre que le "sort" s'acharne sur ces peuples éminemment sympathiques et attachants : le peuple tibétain, le peuple cambodgien, le peuple birman ? Tous trois bouddhistes et indéniablement pratiquants.

Le Bouddha avait bien raison de souligner que la loi de causalité est le domaine le plus difficile à pénétrer, bien plus compliqué que la vacuité.

Que faire ? En tout cas, pas détourner les yeux sous prétexte que, jusquement, "nous n'y pouvons rien". Les opinions publiques parviennent à se faire entendre, à condition de se mobiliser. Avec énergie. Avec conviction.

En tant que pratiquants, quelle que soit notre religion, il importe de prier pour ceux qui souffrent, Irakiens, Palestiniens,Birmans ou autres. Car les prières ne sont pas que des formules creuses, servant juste à donner bonne conscience à des croyants bigots. Elles détiennent une puissance difficile à évaluer, mais colossale, comme le révèlent bien des épisodes des Jataka, les vies antérieures du Bouddha. D'ailleurs, il est bien dit que si les Bouddhas ont parachevé tous les pouvoirs possibles, il est quatre types de phénomènes contre la force desquels ils ne peuvent rien : les éléments physique ; les karma des êtres ; les PRIERES et voeux (mais si) et les mantra.

N.B. Il va sans dire que, selon le bouddhisme, il importe de prier pour les victimes mais aussi pour les bourreaux : ne sont-ils pas les victimes de demain, quand les karma accumulés aujourd'hui sous l'emprise de l' ignorance et de la haine généreront leur récolte de souffrances ? D'où l'expression "cycle" des existences.

dimanche 23 septembre 2007

La "Saint Vincent de Paul" japonaise : Hôkin-ni

Wake no Hiromushi (730-799) était la fille de Wake no Maro et la soeur de Kiyomaro. Elle a laissé son nom dans l'histoire du Japon en accomplissant des oeuvres sociales hors du commun, d'autant plus remarquables qu'elles ont été le fait d'une femme, et qui plus est d'une dame de la Cour entrée en religion une fois la maturité venue, comme c'était la coutume chez les nobles du Yamato.

Dès son plus jeune âge, Hiromushi se fait remarquer par ses dons et qualités innées ainsi que son éducation exceptionnelle. Surtout, elle témoigne d'une foi profonde et acquiert une excelente connaissance de la doctrine bouddhiste. Quand ses parents lui choisissent pour époux Katsuragi Henushi, elle se met à son service avec le dévouement qui la caractérise et bientôt toute la bonne société loue sa vertu et sa fidélité exemplaires.

Devenue veuve en 760, elle entre au service de l'empereur Kôken, dont elle se fait aussitôt apprécier par sa douceur et sa docilité. Quand en 762 l'empereur se retire et entre dans les ordres, elle le suit sans hésiter, et prend pour nom de religion Hôkin.

A cette époque, 375 personnes qui ont participé à des troubles suscités par Fujiwara no Nakamaro sont condamnées à mort. Poussée par la compassion, Hôkin-ni ose intercéder pour eux auprès de l'empereur, ce qui, vous vous en doutez, exige un grand courage et l'expose elle-même à la disgrâce, voire pire. Elle déploie toute son éloquence et plaide si bien leur cause qu'elle obtient la commutation de leur peine en exil.

Las ! Le pays est à peine pacifié qu'il subit des intempéries et par voie de conséquence de très mauvaises récoltes. Le peuple est décimé par les épidémies et souffre de la famine. Les abandons d'enfants se multiplient alors, comme toujours dans ces périodes de malheur. Hôkin-ni s'émeut de leur sort mais ne se contente pas de s'apitoyer. Elle envoie des personnes de son entourage un peu partout pour recueillir les enfants. On lui en ramène quatre-vingt-trois. Elle les adopte tous et les élève elle-même avec le plus grand soin. Elle les traite vraiment comme s'ils étaient les siens, en faisant fi de leur origine. Informé, l'empereur loue sa noble attitude et la récompense par un rang de cour - en France, depuis Napoléon, elle se serait vu conférer la Légion d'honneur, je suppose.

Hôkin-ni connaît ensuite des revers de fortune. En 769, elle provoque la colère de Dôkyô, moine alors tout-puissant à la Cour. Pour un temps, elle est bannie à Bingo (dans le département d'Hiroshima) avec son jeune frère Kiyomaro, jusqu'à ce que l'empereur Kônin (708-781) la rappelle et lui confère le quatrième rang puis une charge à la Cour.

Elle meurt à l'âge de 70 ans. Vingt-six ans plus tard, en 825, l'empereur Junna lui octroie à titre posthume le troisième rang de cour pour ses oeuvres sociales.

vendredi 21 septembre 2007

Chûjôhime et son mandala en fil de lotus

Hônyo-ni, héroïne de nombreuses legends, est bien connue des Japonais sous le nom de Chûjôhime. Elle a inspiré beaucoup de récits, de pièces de théâtre (nô, jôruri ...) ; de nombreux épisodes concernent le mandala qu'elle aurait tissé avec du fil tiré de tiges de lotus.

Pour les moniales, Hônyo-ni est surtout une religieuse vertueuse et exemplaire.
Depuis le développement du Bouddhisme par le prince Shôtoku, cent ans environ se sont écoulés et la prospérité de la doctrine est à son apogée : les empereurs et les impératrices montrent un grand respect pour les Bouddhas (Shômu, Kômyô) et des moines illustres apparaissent, comme Roben (689--773), Ganjin (689-763) ou Gyôki (668-749). On construit dans tout le pays des temples provinciaux, et surtout le Tôdai-ji et la gigantesque statue du Bouddha (Daibutsu).

C'est à cette époque que naît Chûjôhime et la ferveur qu'elle a toujours témoignée au Bouddha, l'ardeur avec laquelle elle a pratiqué l'enseignement doivent sans doute beaucoup au climat religieux du Japon d'alors. Chûjôhime est née en 747 à Nara; elle est la fille de Fujiwara no Toyonari (704?-765), ministre de la droite célèbre, descendant de Fujiwara no Fuhito. Elle appartient donc à une famille illustre. Toyonari, en dehors de ses fonctions gouvernementales, s'adonnait à l'étude, à la musique; il était réputé pour sa clémence vis-à-vis du peuple.
Parvenu aux plus hautes dignités, son seul regret était de n'avoir pas d'enfant, à quarante ans passés. Il se rendit donc avec son épouse, Murasaki no Mae, au Hase-dera du Yamato et pria Avalokitesvara pour obtenir un enfant. Avalokitesvara répondit à leur appel et leur expliqua qu'ils n'avaient de relations karmiques avec aucun être telles qu'il devint leur enfant. S'ils désiraient malgré tout assurer leur descendance, ils devaient savoir que, dans ce cas, l'un d'entre eux perdrait la vie dans les trois ans.
Le couple décida que, sans enfant, leurs existences seraient vaines et accepta les conséquences qui en découleraient. Une nuit, ils rêvèrent qu'ils recevaient la tige d'un lotus blanc et quelques mois plus tard naquit une petite fille 'semblable à une perle". Ainsi la naissance de Chûjôhime est-elle déjà hors du commun et propre à exciter la verve des conteurs, qui n'auront que l'embarras du choix parmi les épisodes merveilleux qui parsèmeront sa vie.

Inutile de souligner la joie des nouveaux parents qui en oublièrent le danger qui les menaçait, tout à la joie de voir grandir leur enfant. La petite fille avait des dons remarquables et tous s'accordaient à dire qu'elle était vraisemblablement une émanation d'un Bodhisattva.
A l'âge de quatre ans, elle sortit une nuit dans le jardin. Apparut alors on ne sait d'où un renard blanc comme l'argent qui vint vers elle, laissa tomber un rouleau qu'il tenait dans sa gueule et disparut. Sur ce rouleau était écrit en lettres d'or sur papier bleu sombre un sûtra qui louait les splendeurs de la Terre Pure et enseignait les vertus de l'invocation du nom du Bouddha Amitâbha (Nenbutsu) qui permet de renaître à Sukhâvatî (Kyokurakusekai : Paradis de l'Ouest). De ce jour, la princesse ne se sépara plus de ce volume et son voeu de transmigrer en Terre Pure vint sûrement de là.

En 751, lors d'une fête à l'occasion de la floraison des pêchers, la mère de Chûjôhime rappela la prédiction d'Avalokitesvara selon laquelle un des parents mourrait dans les trois ans qui suivraient la naissance, or la princesse approchait de ses cinq ans. Le Bodhisattva devait donc s'être trompé. Elle n'avait sans doute pas l'intention de critiquer les Bouddhas et les Bodhisattvas, mais avait da parler sans réfléchir, grisée par le bonheur présent. Mais à peine eut-elle dit cela que le ciel de printemps radieux devint nuageux, la pluie se mit à tomber avec une grande violence, les éclairs brillèrent et le tonnerre gronda. On entendit une voix tonner : "Tu as dit sottement que les Paroles du Bodhisattva étaient mensonge. Alors que tu aurais dû mourir depuis longtemps, parce que cette fille que tu as mise au monde est promise à un destin exceptionnel, les Bouddhas t'ont assuré leur protection pour prolonger ta vie) afin que tu puisses l'élever. Et sans reconnaître leur compassion, tu les as insultés. Cette faute ne peut être réparée."
Il est surprenant que dans cette atmosphère effrayante, Murasaki no Mae ait seulement failli s'évanouir. Peu de temps après, elle tomba malade et aucun traitement ne put la sauver.

La petite fille, jusqu'alors choyées et adorée, connut alors un destin malheureux. Sa belle-mère la détestait, d'autant plus que les talents et la beauté de la princesse ne cessaient d'augmenter. Quand la marâtre eut elle-même un enfant, elle décida, poussée par la haine et la jalousie, de supprimer Chûjôhime, qui avait alors treize ans (760). Profitant de ce que Toyonari soit parti en mission en confiant tout à sa garde, elle ordonna à un vassal sûr, Matsui Katôta, d'emmener la princese dans un endroit écarté pour la supprimer.
Aveuglé par la cupidité, Matsui accepta et entraîna Chûjôhime à Hibariyama, mai quand il voulut la tuer, il fut touché par la pureté de sa victime et ne put abattre son sabre sur elle. Il révéla toute la conspiration à Chûjôhime, qui, même si elle fut étonnée par la méchanceté de sa belle-mère, garda une attitude sereine et empreinte de dignité. Elle expliqua à son exécuteur que tous les événements de notre vie viennent de nos karma, des actions que nous avons commises dans le passé ; que nous sommes donc entièrement responsable de notre sort, nous et aucun autre. Puis elle confessa et regretta ses fautes passées, sans manifester de haine ou de rancoeur pour personne. Au contraire, elle se tourna vers l'ouest et, après s'être prosternée trois fois, et avoir récité le Henbutsu, elle prit le Sûtra de la Terre Pure, qu'elle n'oubliait jamais d'emmener, et le lut trois fois avec soin : pour le repos de l'esprit de sa mère, pour le bonheur de son père dans cette vie et les suivantes, et pour que sa belle-mère soit débarrassée de ses tendances au mal et trouve la paix dans ses prochaines existences. Ensuite, elle remit sa vie entre les mains de Matsui Katota.
Touché par tant de noblesse, Matsui ne put empêcher les larmes de lui monter aux yeux; tous ses mauvais penchants disparurent et il prit la résolution d'assurer désormais la protection de Chûjôhime. Il rentra à Nara pour rendre compte de sa mission à sa maîtresse; afin d'abuser cette dernière, il substitua à la princesse sa soeur de lait (la fille de Kunioka no Shôkan), puis il revint avec sa femme à Hibariyama pour servir.

Chûjôhime. La princesse avait connu tout enfant la douleur d'être séparée de sa mère et de-tomber entre les mains d'une marâtre; ces revers lui avaient fait prendre conscience de l'impermanence de tous les phénomènes et de la nature réelle de l'existence sur cette terre, la souffrance. Trouvant refuge dans la compassion des Bouddhas qui oeuvrent pour sauver les êtres, sa conviction religieuse augmenta de plus en plus. A Hibariyama, elle passait ses journées à chérir le souvenir de sa mère, à invoquer Amitâbha et à lire le Sûtra. L'année suivante, Matsui tomba malade et mourut. Les deux femmes, en larmes, l'enterrèrent près de leur hutte, lui firent une tombe en empilant des pierres et, de ce jour, matin et soir, vinrent là prier pour lui.

En 762 la princesse eut la joie de retrouver son père. Toyonari était enfin rentré de mission et son épouse lui avait raconté que, pendant son absence, Chûjôhime était tombée dans la licence, que finalement elle s'était enfuie et qu'on ne savait pas ce qu'elle était devenue. Toyonari, qui connaissait sa fille, ne put en croire un mot. D'autres faits incompréhensibles le troublaient : la disparition de Matsui et de sa femme, la mort subite de la fille de Kunioka Shôkan ... Toyonari passait son temps à penser à sa fille et devenait de plus en plus mélancolique. Ne pouvant supporter de le voir dans cet état, Kunioka Shôkan, qui connaissait l'histoire réelle, prépara en secret une rencontre entre le père et la fille, sous le prétexte d'une partie de chasse...
Les retrouvailles dramatiques à Hibariyama ont souvent servi de sujet dans la littérature japonaise. Toyonari n'entendait bien sûr pas laisser dans une cabane sa fille enfin retrouvée, mais celle-ci pensait que, si elle réapparaissait à Kara; la cruauté de sa belle-mère risquait d'être révélée et elle craignait la réaction de son père. Plutôt que d'acculer celle qui avait désiré sa mort, elle pria Toyonari de lui permettre de rester à Hibariyama, mais elle ne parvint pas à le convaincre. On dit que terrible fut la rage de la marâtre en voyant arriver la princesse ; elle quitta d'elle-même la maison et disparut sans laisser de trace.

Chûjôhime jouit à nouveau d'une vie luxueuse, entourée de l'affection et des attentions de son père. Mais les plaisirs de ce monde, dont elle connaissait la vanité, ne la satisfaisaient pas. Elle désirait aider les autres, se sacrifier pour eux; elle avait réalisé l'esprit d'Eveil (Bodhicitta). Poussée par l'aspiration à la libération, elle envisageait d'entrer dans les ordres mais son père était défavorable à ce projet. Aussi, une nuit, s'enfuit-elle en cachette et alla au Taimadera (ou Zenrin-ji), construit en 6'12 par le prince Maroko, fils de l'empereur Yômei, amené au Eouddhisme par son frère aîné Shôtoku. Toyonari fut surpris et triste quand il s'aperçut que Chûjôhime était partie en compagnie de la femme de Matsui Katôta qui continuait à la servir. Il ne lui resta plus qu'à accorder sa permission, reconnaissant la force de l'aspiration religieuse de sa fille.

C'est le commencement de la carrière monastique de Chûjôhime. Elle pratique les enseignements qu'elle reçoit avec une grande ferveur et, un an plus tard, en 763, elle prend les voeux et revêt l'habit religieux. Son nom est désormais Hônyo-ni. Chûjôhime avait alors seize ans. La noblesse de son caractère s'accrut encore et chaque minute de sa vie était dédiée au Bouddha. Son aspiration à l'Eveil ne cessait de s'affermir.
Pour symboliser sa recherche de la Vérité, Hônyo--ni devait faire mille copies du Sutra que lui avait jadis apporté le renard blanc. Il s'agissait d'une version nouvelle du Sûtra d'Amitâbha; il expliquait quels sont les racines des vertus, les mérites immenses de Nenbutsu et ses qualités. Deux fois plus long que le Sûtra d'Amitâbha, il est aussi plus détaillé. Chaque jour, Hônyo-ni en écrivit trois copies et acheva sa tâche en un an environ.
Son ardeur se cristallisa dans le désir de confectionner un mandala en fil de lotus; elle prononça le voeu de réaliser cette oeuvre le 23ème jour du Sème mois (763). Hônyo-ni voulait recontrer Amitâbha Lui-même dans cette vie. Elle fit le serment solennel de rester dans le sanctuaire jusqu'à ce qu'il lui apparaisse, dût-elle en mourir. A partir du 16ème jour du 8ème mois, jour et nuit, elle invoqua le Bouddha de l'Ouest et lut son Sûtra. Le 17ème jour, à l'heure du cheval, une vieille nonne apparut et lui dit qu'elle devait effectuer une représentation de la Terre Pure, et avant tout rassembler des tiges de lotus blancs. Hônyo-ni fut emplie de joie; elle demanda à son père de l'aider à trouver les lotus nécessaires. Toyonari envoya des hommes dans le Yamato, à Ômi, à Kawachi et quand il y eut assez de lotus, la vieille nonne apparut à nouveau et aida Hônyo--ni à dérouler le fil en cassant les tiges. Ensuite, elle lava le fil obtenu dans le puits situé au nord-est du temple et les écheveaux prirent miraculeusement cinq teintes. Aujourd'hui encore, ce puits est appelé "le puits qui colore". Le 22ème jour, à la tombée de la nuit, vint à son tour une jeune fille qui, tournée vers la nonne âgée, demanda si le fil de lotus était prêt. Satisfaite de la réponse, elle installa un métier au nord-est du sanctuaire et commença à tisser. Au bruit de la navette, la forme de la Terre Pure se laissa peu à peu deviner.
Le mandala fut réalisé en l'espace des trois périodes du sanglier, du rat et du boeuf. La jeune apparition coupa ensuite du bambou qui servit à enrouler la toile, remit le tout à la vieille nonne et à Hônyo-ni et disparut. La vieille religieuse déroula la mandala, l'accrocha face à l'autel, le salua puisse tourna vers Hônyo-ni pour lui en expliquer la signification profonde. Elle révéla qu'elle était Amitâbha, et que la jeune fille était Avalokitesvara; elle prédit à Hônyo-ni qu'elles se rencontreraient à nouveau dans treize ans. Hônyo se dit que, si elle avait eu ainsi l'honneur de se trouver en présence du Bouddha et du Bodhisattva, c'était grâce à la compassion de Matsui Katôta qui l'avait épargnée à Hibariyama. En témoignage de reconnaissance, elle demanda à Toyonari de construire une maison à Hibariyama et d'en faire un lieu consacré à la pratique du Nenbutsu. Elle-même sculpta des statues de Matsui et de sa femme et les plaça dans le sanctuaire. Le jour de l'inauguration, Toyonari décida que la montagne s'appellerait Hibariyama et le temple Shôren-ji (le temple du Lotus Bleu). Il offrit l'ermitage à Nyoshun-ni, l'épouse de Matsui, qui était aussi entrée en religion et était devenue disciple de Hônyo-ni. Nyoshun-ni désirait une statue de son maître pour la révérer chaque jour et Hônyo-ni lui en sculpta une en se regardant dans un miroir, puis elle retourna au Taima-dera en automne.

Peu de temps après, Toyonari tomba malade. Sa fille accourut pour lui prodiguer des soins, mais il décéda à l'âge de 62 ans. Pendant les dix années qui lui restaient à vivre, Hônyo-ni adopta comme résidence principale le Taima-dera et se consacra à l'édification des religieux et des laïcs. Elle exposait la doctrine à l'aide de son mandala et parcourut en enseignant les cinq provinces qui entourent Kyôto (Yamato, Kawachi, Izumi, Settsu, Yamashiro). En 775 vint le moment pour Hônyo-ni de quitter ce monde. Elle avait à peine 28 ans. Les treize années prédites par la religieuse âgée s'étant écoulées, Hônyo-ni réunit les moniales les plus intimes pour leur annoncer la séparation prochaine „leur promit qu'elles se reverraient en Terre Pure, puis elle se prépara.
La nuit du 13ème jour du 3ème mois, elle se baigna, se purifia, se tourna vers l'ouest et, assise en méditation, elle attendit le moment de transmigrer. Elle cessa de respirer le 14ème jour, à l'heure du cheval. Au même instant, des nuages violets apparurent, des parfums s'exhalèrent dans les quatre directions et de la musique emplit l'espace. Dans les rayons lumineux, 25 Bodhisattvas vinrent à la rencontre de Hônyo-ni.
Telle est l'histoire de Chûjôhime . Les nombreux épisodes merveilleux peuvent susciter le doute en certains, mais il est indéniable que Chûjôhime a existé et qu'elle a tissé un mandala. Elle a ainsi contribué à l'expansion du Bouddhisme au Japon, et, en particulier, à la propagation de l'enseignement de la Terre Pure, bien avant Hônen et Shinran. Depuis l'époque de Kamakura, son mandala est devenu un des trésors les plus sacrés de l'école amidiste. Le Shôren-ji a été réuni au Chion-in; après l'incendie qui l'a ravagé en 1784, il a été reconstruit, mais en 1815, il a été victime d'une inondation très forte. En 1784, les statues ont échappé â la combustion et n'ont subi que des brûlures; par contre, tous les écrits ont disparu dans les flammes et beaucoup de points restent obscurs, faute de documents. Le Tensei-ji de Kyôto, appelé aussi Taimamandara-in, serait l'héritage de Chûjôhime; il possède la statue en bois de Hônyo-ni et d'autres trésors venant d'elle.

jeudi 20 septembre 2007

Végétarisme de rigueur ?

Une question revient souvent : les bouddhistes sont-ils tous des végétariens convaincus ? Elle se décline avec moult variantes légèrement plus connotées, allant de : "Comment ? Il mange de la viande ? Mais je croyais qu'il était bouddhiste !" à "J'ai préparé plusieurs salades. Les gens comme toi (sous-entendu "les illuminés de ton genre") ne mangent que ça, j'imagine…"

En ce qui me concerne, je l'avoue, je suis une végétarienne convaincue qui complique la vie aux gens et les menus depuis le magnifique été 1973 lors duquel j'ai pu écouter pour la première fois un enseignement bouddhiste.
C'était à Rolle, en Suisse. Geshe Rabten, assistant en philosophie de Sa Sainteté le Dalaï lama (mtsan zhabs), nous a exposé le lamrim intitulé "La Voie Aisée" avec la clarté et la précision qui caractérisaient ce grand maître, au même titre que son extrême bonté et son infinie douceur. Les repas étaient strictement végétariens, et j'en ai été ravie : j'ai toujours eu horreur de la viande et dès que j'ai échappé à la surveillance parentale en "montant" à Paris en 1972 bac en poche, j'ai considérablement réduit ma consommation carnée, au demeurant déjà fort modérée.

Dans mon cas personnel, le bouddhisme a donc été un alibi bien pratique pour justifier un goût personnel. Et les autres ?

D'après ce que j'ai pu constater sur le terrain et comprendre au travers des enseignements, dans le domaine de l'alimentation comme ailleurs, le bouddhisme est tout sauf rigoriste et absolutiste. Mais il est rigoureux.

Les principes de base, on en a déjà parlé, sont simples (à énoncer ; pas à appliquer…) :
1. dans la mesure du possible, agir de manière bénéfique pour les êtres (autrui mais aussi soi-même) ;
2. au minimum, s'efforcer de ne pas nuire à qui que ce soit, en tout cas le moins possible.

Qu'en déduire ?
Le samsara est par définition un mode de vie imparfait. Donc, il ne faut pas s'imaginer pouvoir y dénicher quoi que ce soit de foncièrement pur et de totalement immaculé. L'important est de faire de son mieux, pour faire le moins de mal possible, si vous voyez ce que je veux dire.

Bref, à ce que j'ai retenu, dans les enseignements qui forment le tronc commun à tous les bouddhistes, et notamment dans le vinaya (la loi monastique), le Bouddha n'a pas interdit de consommer de la viande, sauf dans certains cas précis.
Par exemple, il ne faut pas se croire permis de tuer des animaux sous prétexte qu'on a envie de manger leur chair. Il ne faudrait pas non plus manger de viande si nous nous rendons compte que, pour nous la servir, nos hôtes vont devoir tuer un animal qui, pour le moment, est encore vivant. Il faudrait également nous abstenir si l'animal a été tué exprès pour préparer le repas à notre intention.
En clair, on pourrait donc manger la viande prélevée sur un animal mort "naturellement" (de vieillesse, de maladie ou par accident) ou tué, mais pas directement pour soi.

Les moines tibétains mangent-ils ou non de la viande ? Eh bien, la plupart d'entre eux, oui, ils en mangent. A l'occasion. Lors d'un repas de fête, par exemple. Tous les jours et en grande quantité ? Sûrement pas. Ca coûte cher, beaucoup trop cher. Par ailleurs, les préparations culinaires asiatiques carnées privilégient la viande en tout petits morceaux.

Il faut prendre en considération les données climatiques et culturelles. Autant le végétarisme est répandu et facile en Inde, autant au Tibet, ce n'est pas "mission impossible", mais pas loin.
Allez trouver des fruits et légumes en hiver, à 5000 mètres d'altitude ! Heureusement, les Tibétains ont la "tsampa", la farine d'orge torréfiée, leur plat national, qu'ils mettent -littéralement - à toutes les sauces. Mais quand ils peuvent avoir un petit apport en protéines, ils ne se le refusent pas en général. Que voulez-vous ? Ceux qui y ont goûté savent combien savoureux peuvent être les fameux "momo" !

C'est pour cela que, quand on lit des biographies de maîtres tibétains, il est parfois spécifié que tel lama ne mange pas de viande, sa vie durant ou à une certaine période de sa vie.
C'est un fait récurrent dans la biographie de Dagpo Lama Rinpoche : il est invité dans un grand nombre de monastères de sa région (le Dagpo et les alentours) et à chaque fois, il fait en sorte de convaincre la communauté locale de renoncer à la viande. Car il n'impose pas un diktat. Il réunit les moines, les invite à réfléchir sur la base de l'enseignement qu'il leur a dispensé (lamrim), après quoi il les fait voter. Tant que l'unanimité ne s'est pas faite, la décision de se convertir aux momo au fromage n'est pas prise. Comme quoi la démocratie n'est pas qu'une conception occidentale… Et que nous avons même des progrès à faire (au cas où nous aurions eu des doutes à ce sujet).

samedi 15 septembre 2007

Les moniales bouddhistes 4. Le Japon

B. FORMATION DE LA COMMUNAUTE BOUDDHISTE FEMININE AU JAPON

1) Les origines du Bouddhisme au Japon et les premières moniales.

Le Bouddhisme a pénétré au Japon par l'entremise de la Corée. En 522, le roi de Kudara, Sông (Seimuno, 523-544), adresse à l'empereur Kinmei (509-571) divers présents : des parasols en soie, des bannières mais surtout des sutras, une statuette en bronze doré du Bouddha et une lettre où il loue les mérites de cette doctrine supérieure à toute autre.
Ceci est la version officielle, transmise par le Nihonshoki, mais, semble-t-il, le Bouddhisme avait déjà pénétré auparavant au Japon, de façon officieuse, et il était connu du peuple.

Fin 577 le roi de Kudara adresse de nouveau des envoyés à la cour; parmi eux figurent des moines, et une nonne dont le nom est inconnu, malheureusement, mais qui est la première religieuse dont on trouve trace dans les documents officiels. Il y eut sans doute beaucoup d'autres moniales coréennes qui vinrent au Japon mais, ou elles rentrèrent rapidement dans leur pays, ou elles redevinrent laïques, car on n'en fait pas mention.

En automne 584 Kabuka no Omi rapporta de Kudara une statue en pierre de Maitreya (Mirokubosatsu) et Saheki no Muraji une statue du Bouddha. Afin de traiter convenablement ces objets sacrés, Soga no Umako (?-626), qui était un fervent bouddhiste, envoya des émissaires dont Kurabe no Sukuri, Shiba Tatto, à travers tout le pays pour rechercher des moines qui consacreraient les statues.
Ils découvrirent par hasard à Harima (dans l'actuel département de Hyôgo) un ancien moine, venu de Kudara, qui s'appelait Ebin.
Bien qu'il soit revenu à l'état laïc, Soga no Umako décida qu'il jouerait le rôle d'âcârya (Ajari) et fit entrer en religion auprès de lui la fille de Shiba Tatto qui avait alors 11 ans (selon le Nihonshoki) ou 17 ans (d'après les registres du Gangô-ji). Elle prit pour nom religieux Zenshin. En même temps, Toyome, la fille de Ayahito no Yabo, et Ishime, la fille de Nishigori no Tsubu, renoncèrent au monde et devinrent disciples de Zenshin sous les noms de Zenzô et Ezen. On peut noter que toutes trois descendaient d'émigrés coréens ou chinois.
Elles sont les premières au Japon à être entrées dans la communauté monastique bouddhiste (584) ; qu'il y ait eu au Japon des moniales avant des moines est un fait remarquable et exceptionnel dans l'histoire mondiale des religions.

Soga no Umako ordonna à Shiba Tatto de construire un sanctuaire à l'est de sa résidence et d'y installer la statue en pierre de Maitreya puis d'y inviter les trois nonnes pour qu'elles en célèbrent la consécration.

En 585 le Japon est malheureusement ravagé par une famine et Soga no Umako tomba malade pendant la construction d'un stûpa sur la colline d'Unie.
Le clan anti-bouddhiste qui avait à sa tête Mononobe no Moriya et Nakatomi no Katsumi en profita et accusa le Bouddhisme d'être la source de tous les maux qui s'abattaient sur le pays; la pétition qu'ils avaient adressée à l'empereur fut agréée et ils purent dévaster et brûler le sanctuaire. La statue qui était restée intacte dans les flammes fut jetée à la mer, dans la baie de Nanba. Les religieuses furent arrêtées, dépouillées de leurs habits monastiques et emprisonnées à Tsuba-ichi, dans le département de Nara. De temps en temps, on les tirait de leur geôle pour les flageller sur la place publique.
Mais rien ne vint à bout de la ferveur religieuse de ces trois moniales courageuses. Le plus dur, pour elles, fut la privation de leurs vêtements sacrés, dirent-elles.

Mais le Japon subit encore une épidémie; les gens mouraient, se plaignant de ressentir comme des brûlures et des coups de fouet.
Le bruit se répandit que cette nouvelle catastrophe était le résultat du traitement infligé à la statue de Maitreya, incendiée puis immergée, et l'empereur autorisa Soga no Umako à repêcher la statue et à établir et diffuser l'enseignement bouddhiste au Japon.
Les trois moniales furent libérées et ramenées auprès d'Umako. On recommença à édifier des sanctuaires et des temples.

En 588, l'année où Soga no Umako ordonna la construction du Hôkô-ji (ou Gangô-ji, ou Asukadera, achevé en 596), Senshin-ni et ses deux compagnes partirent pour étudier les règles monastiques à Kudara. Zenshin-ni prit en 588 les voeux de çiksamânâ (probation) et reçut deux ans plus tard l'ordination complète devant un chapitre composé de moines et de moniales (validité de cette ordination?).
Au printemps 590, elles rentrent toutes les trois au Japon, elles établissent leur résidence au Sakurai-ji, dans le Yamato, et se consacrent à la pratique.
Attirés par la réputation de Zenshin-ni, hommes et femmes, sans distinction, viennent auprès d'elle et deviennent ses disciples. Parmi eux, on note onze femmes qui se firent nonnes, comme l'épouse de Ôtomo no Koma (Zenmyô) ou la fille de Ôtomo no Sadehiko (Zentoku-ni) et surtout le fils de Shiba Tatto, Tasuna, qui serait entré en religion pour la guérison de l'empereur Yômei. Il est connu sous le nom de Tokusai. C'est le premier moine japonais. On rapporte ausi qu'à la mort de Soga no Umako (626), mille hommes et femmes embrassèrent la vie religieuse.

Peu de temps après être rentrée de Corée, Zenshin-ni institua au Sakurai-ji le posadha (réunion de toute la communauté, deux fois par mois, pour la confession des transgressions aux préceptes pris). Les moniales japonaises peuvent donc s'enorgueillir d'avoir été les premières à créer le Samgha dans leur pays, d'avoir instruit et eu pour disciples les premiers moines et d'avoir instauré le posadha.


2) L'essor des communautés de moniales

Le Bouddhisme prospéra ensuite grâce à la protection du prince Shôtoku et de l'impératrice Suiko. De nombreux monastères furent construits dans tout le Japon, comme le Kongô-ji, à Kawachinagano. Le prince Shôtoku lui-même (574-622) serait à l'origine de sept temples, dont quatre pour les moniales 1- le Chugu-ji appelé plus tard lkarugagosho, résidence de la mère de Shôtoku Taishi, Anahobe no Hashihito no Himemiko (?-621).
2- le Tachibana-dera construit en 606.
3- le Ikejiri-dera, connu aussi sous les noms de Hokki-ji ou Okamoto-dera, était en fait un palais que Shôtoku Taishi possédait à Okamoto, dans le département de Fukui.
4- le Katsuragi-dera, au nord du Sakurai-ji, qui a été détruit et dont il ne reste plus le moindre vestige; ce devait être un temple du clan des Soga.

En 624, il y aurait eu au Japon, d'après le Nihonshoki, 816 moines, 569 moniales et 416 monastères (545 en 692).

Le nombre des religieux ayant beaucoup augmenté, il devenait nécessaire de créer une organisation sur laquelle ils puissent s'appuyer. Des organes de contrôle sont institués sur le modèle chinois; début 624 sont instaurées les fonctions de "contrôleur de la communauté", comprenant trois degrés hiérarchiques (recteur monacal, préfet monacal et maure en discipline). On construit des temples et monastères dans toutes les provinces et on y fait dire des prières pour la prospérité de l'état : le Bouddhisme a été accepté au Japon, ne l'oublions pas, comme instrument politique avant tout. Sous l'empereur Tenmu (mort en 686), des stras sont distribués aux gouverneurs de province.

Mais le Bouddhisme étant une arme efficace pour les dirigeants il doit être réservé à l'élite, et en 717, un édit interdit aux paysans d'entrer librement en religion. il y a aussi une tentative pour réprimer les abus auxquels se livraient certains religieux.

L'empereur Shômu (701-756), bouddhiste convaincu, décide en 741 de faire édifier dans chaque province des temples dits "provinciaux pour les moines (kokubunji) et pour les moniales (kokubunniji). Ces temples, en tout plus de trente, seront censés écarter les malheurs, accumuler des mérites pour la nation; ils seront les garants de la prospérité du pays et du bonheur du peuple.
Le Todai-ji de Nara devient le temple principal; pour les monastères de femmes, c'est le Hokke-ji, fondé par l'impératrice Kômyô, qui joue le rôle de métropole. Selon le Enryakusôroku (chronique relatant l'histoire du Bouddhisme et des moines depuis l'introduction du Dharma au Japon jusqu'à l'ère Enryaku), en 782, il y avait 620 moniales inscrites dans ces kokubunniji. A la mort de l'empereur Shômu, mille femmes entrent en religion. A cette même date, plus de cent nonnes vivent au Kôyakushiamadera.

Le règlement des temples provinciaux était très strict. Les moines n'avaient pas le droit de pénétrer dans les kokubun-niji, ni les moniales dans les kokubun-ji. L'effectif minimum était fixé à dix (il fut porté à vingt en 766); si une moniale disparaissait, il fallait aussitôt combler le vide créé par son départ ou sa mort, c'était une règle impérative. Dans chaque temple, il y avait une sorte d'administrateur, délégué par la Cour pour surveiller les moniales. Le 8 de chaque mois, les nonnes devaient lire le Konkômyôsaishôôkyô, un des trois stras pour protéger la nation grâce à la loi bouddhique. Tous les quinze jours, elles récitaient le Kaikatsuma et confessaient leurs manquements aux préceptes (posadha). Pendant les périodes de retraite, un moine érudit venait leur expliquer le Hokekyô.

A cette époque, il n'existait pas d'inégalité entre les moines et les moniales et la propagation du Bouddhisme permit aux femmes d'augmenter leur degré d'instruction et d'éducation Elles possédaient des monastères puissants à Heijôkyô, comme le Hokke-ji construit sur l'ordre de l'impératrice Kômyô en 746, ou le Sairyû-ji, dû à l'empereur Kôken en 767. Les moniales oeuvrant pour la paix et la prospérité de l'état, ce dernier leur fournit tout ce qui leur était nécessaire. Elles n'avaient aucun souci matériel et pouvaient se consacrer uniquement à leurs études et à leur pratique. A mesure que les monastères provinciaux voyaient s'accroître leur influence, les moniales progressaient sur tous les plans de la société.
De nombreuses impératrices entrèrent en religion : en 749, l'impératrice Kômyô devint moniale sous le nom de Manpuku-ni, auprès du maître Gyôki Bosatsu. L'impératrice douairière Miyako renonça également au monde et prit le nom de Tokuman-ni L'empereur ken et l'impératrice Kômy-ô reçurent les défenses à l'estrade du Tôdai-ji, avec le maître Ganshin.

Pendant les six cents années qui s'écoulèrent depuis l'introduction du Bouddhisme au Japon jusqu'à la fin de Heian, de nombreuses moniales d'une grande valeur se succédèrent. Citons, pour l'époque de Asuka, Zenshin, Zenzô, Ezen, Zentoku Zenmyô, Myôkô, Hômyô, Toran.

A l'époque de Nara se révélèrent Shinshô, Zenkô, Hôjo, Hôkin ou Shari, et à l'époque de Heian, Nyonen (fille de l'empereur Goshirakawa), Hôkô, Nyoi, Myôchû, Nyozô, Shakumyô, Gansei, Myôh-ô, Mukyû. Les biographies de Shinshô et de Zenkô, à l'époque de Nara, ne sont pas claires, mais il est certain, d'après les documen du Shôsô-in, que Zenkô était très connue. Selon les chroniques du Todai-ji, ces deux religieuses auraient demandé, et obtenu, en 749, sous l'empereur Kôken, que soient sculptées les statues des deux Bodhisattvas qui entourent le Bouddha.

Les moniales bouddhistes 3. La Corée

3. LA CORÉE


- Koguryô

L'introduction du Bouddhisme à Kogurô (Kôkuri) est le résultat d'une transaction diplomatique : Kogurô avait apporté son aide aux Qin antérieurs pour lutter contre les Yan antérieurs, ausi le souverain des Qin, Fu Jian, envoya-t-il à Koguryô une mission de remerciement en 372 (2ème année de règne du roi Sosurim, 371-384). Fu Jian avait une grande foi dans l'enseignement du Bouddha et il joignit à l'expédition le moine Shun Dao (coréen : Sundo, s.-j.: Jundô), porteur de sûtras et d'images bouddhiques.
En 374, le moine Fado (Mukhoja), qui était peut-être originaire de Koguryô, revint de Chine et en 375, le roi Sosurim fit construire dans la capitale deux monastères (Sôngmun-sa et Ibullan-sa) pour les deux moines qu'il couvrit de largesses, leur assurant sa protection pour qu'ils puissent enseigner et propager la doctrine bouddhiste. Dès 382, le Bouddhisme était religion d'état à Koguryô mais il atteignit son apogée au hème siècle. A cette époque, cependant, l'opposition chamaniste et taoïste causait des troubles incessants, si bien que de nombreux moines coréens se rendirent alors au Japon. Parmi eux, on peut citer, par exemple, Hyeja qui devint en 554 le précepteur bouddhiste du Prince Shôtoku, ou Hyeguan qui vint au Japon en 627 et fut l'un des fondateurs de l'école Sanron (Madhyamika).


- Paekche

En 384, sous le règne du roi Ch'imnyu (384-385), les Jin orientaux envoyèrent à Paekche un moine, Mârânanda (ch. : Mo luo nuo t'uo; cor. : Maranan'a), qui était sans doute d'origine indienne. Il reçut un très bon accueil à la cour et le roi Ch'imnyu fit construire en 385 un monastère à Han San, où dix moines furent autorisés à prendre l'habit. Le bouddhisme s'implanta facilement à Paekche où il connut son apogée sous le roi Sông (523-554). Sous le règne de ce roi, de nombreux moines se rendirent au Japon pour y faire connaître la Loi.

Le Bouddhisme pénétra beaucoup plus tard à Silla que dans les deux royaumes précédents et quand Ado voulut l'y implanter, sous le règne du roi Nulji (417-457), il se heurta à l'opposition de la noblesse, qui était "choquée" par l'apparence des moines (crâne rasé, port de la robe...). Wonhyo présenta le Bouddhisme à la cour de Silla, mais, bien que le roi lui ait été favorable, l'hostilité des nobles réduisit à néant tous ses efforts.
Le point culminant du conflit entre le roi et la noblesse se situe en 527, année du martyre d'Ich'adon. Ich'adon était un jeune noble, converti au Bouddhisme, que le roi fut forcé de faire exécuter. D'après la légende, Ich'adon aurait prévu et accepté sa mort afin de faire triompher sa foi. Au moment de l'exécution, sa tête vola jusqu'à la Montagne de Diamant; du cou tranché coula du lait, du ciel assombri tombèrent des fleurs et la terre trembla. Ce miracle permit de transformer l'opposition au Bouddhisme en soumission, et même si certains demeurent sceptiques devant les faits racontés ci-dessus, il n'en est pas moins vrai qu'à partir de 527 le Bouddhisme devint religion d'état à Silla, où il exerça une influence considérable. Le roi Jin-heung-wang (Shinkô) vieillissant décida d'entrer en religion, imité de son épouse qui est à l'origine de la communauté bouddhiste féminine en Corée et qui fit construire le premier monastère destiné aux nonnes (Yong-heung-sa).

En 655, une religieuse coréenne, Pôp-myông-ni (Hômyô-ni), se rendit au Japon où elle finit ses jours. Elle est connue pour avoir lu le sûtra Yuimagyô (Vimalakirtinirdeça) afin d'obtenir la guérison de Fujiwara no Kamatari (ou hakatomi no Kamatari, 514-669). C'est donc à elle que remonte au Japon l'habitude qu'ont les moines et les moniales de se réunir pour lire le Yuimagyô. A la fin du 7ème siècle, les documents mentionnent que de nombreux moines de Silla se seraient rendus au Japon et y auraient diffusé la doctrine bouddhiste.

Les moniales bouddhistes 2. La Chine

2. LA CHINE


Le Bouddhisme pénétra et se répandit en Chine dès le début de l'ère chrétienne. Dès 65, il est fait mention d'une communauté établie à Pengcheng, centre commerçant du nord du Jiangsu. Il ne semble pas que des nonnes indiennes se soient rendues en Chine; le bouddhisme n'y aurait été introduit que par des moines (surtout des Parthes, des Sogdiens et des Indo-Scythes).

Vers 313 ou 316, la première religieuse chinoise entre en religion. Quand Ceng Jian crée en 357 une "estrade des défenses" pour les femmes à Luo Yang (en s.-j. : Rakuyô), elle y reçoit, en même temps que trois autres Chinoises, l'ordination sous le nom de Jing Jian (J3ken-ni). Jing Jian construisit avec 24 moniales, dont-les vues Coïncidaient avec les siennes, le Zhu Lin Si où elle se consacra par la suite à l'enseignement de la doctrine bouddhiste.
Mais la validité de l'ordination de jôken-ni est parfois contestée car elle la reçut devant une assemblée composée exclusivement de moines, ce qui est contraire au Vinaya. En ce cas, les premières moniales chinoises seraient Hui Guo ni (Keika-ni), Jing Yin ni (Jô.on-ni) et trois cent autres femmes qui reçurent les défenses en 437 devant un chapitre de moines et de nonnes.

Par la suite, la communauté féminine se développa rapidement; elle reçut la protection du gouvernement et jouissait d'une grande autonomie. De nombreux monastères furent construits pour les moniales, qui jouaient alors un rôle important. A la fin du 4ème siècle, il y avait beaucoup de religieux et religieuses à Chang an (Chôan) mais, dès le début, les moniales n'observaient pas les 364 préceptes de bhiksuni et la vie humble et frugale des premières nonnes indiennes s'était transformée en une existence luxueuse et très confortable. Les moniales, qui, en principe, s'étaient retirées loin du monde, avaient de nombreuses activités sociales et mondaines; elles s'occupaient de l'éducation d'enfants laïcs etc... La magnificence des monastères ne rappelait en rien les modestes cellules primitives.
L'empereur Yao Xing (Yôkô, 360-416) procéda à une réforme, ramena à l'état laïc les religieux qui ne respectaient pas le Vinaya et créa un registre pour contrôler les moines et les moniales.

L'histoire de Chine connut ensuite, comme au début du Sème siècle, plusieurs périodes de décadence de la religion aboutissant à des mouvements anti-bouddhistes, iconoclastes, et à des tentatives pour revenir à la pureté. Dans les années 842-845 notamment, eut lieu la grande prescription des religions étrangères, et surtout du Bouddhisme, la plus importante d'entre elles. Une tendance xénophobe était latente en Chine depuis déjà plusieurs années (décret de 836 interdisant aux Chinois toute relation avec les étrangers) et la violence du mouvement anti-bouddhiste s'explique pour des raisons politiques et économiques (puissance des Bouddhistes dans le gouvernement du pays, richesse des monastères ...). Les biens des moines furent donc confisqués, les religieux ramenés à l'état laïc, les privilèges des monastères supprimés et de nombreux édifices religieux furent détruits. Le sort des religions d'origine iranienne fut pire encore, car elles furent définitivement proscrites de Chine (mazdéisme manichéisme, nestorianisme). Le Bouddhisme, par contre, réussit par la suite à reprendre une certaine vitalité mais il ne retrouva jamais sa puissance d'antan.

Au 13ème siècle, sous la domination mongole, le Bouddhisme chinois fut menacé par l'expansion du Bouddhisme tibétain, protégé par les nouveaux dirigeants. A partir de l'avènement de Qubilaï (en 1260), toutes les faveurs du pouvoir iront en effet aux moines tibétains, en particulier au bLa-ma 'Phags-pa (1239-1280) arrivé à Pékin en 1253. Au cours des temps, les moniales chinoises, comme les moines, rencontrèrent ainsi souvent des obstacles difficiles à surmonter et durent lutter pour survivre.

Les moniales bouddhistes 1. L'Inde et Ceylan

A. Formation de la communauté bouddhiste féminine en Inde, en Chine, en Corée.

1. L'INDE

Les premiers moines et moniales bouddhistes étaient les disciples de Cakyamuni, l'Éveillé" : six siècles avant Jésus-Christ, un jeune prince indien, Siddhârtha comprenait la vanité des plaisirs de ce monde et leur nature réelle, la souffrance; il renonçait à la facilité de la vie royale et tournait tous ses efforts vers la recherche d'une solution, d'un moyen qui permît d'échapper au cycle infernal des renaissances; après des années consacrées à l'ascèse et à la méditation, il atteignit l'Éveil et devint le Bouddha de notre kalpa. Le reste de sa vie (plus de vingt ans) fut dédié à l'enseignement; des disciples peu à peu se groupèrent autour de lui et formèrent le Samgha, la communauté des moines, auxquels vinrent bientôt se joindre les moniales.

Le Bouddha ne refusa jamais d'enseigner aux femmes, il ne les rejeta pas comme inférieures, mais il manifesta de la réticence avant de les recevoir dans la communauté monastique. Il expliqua en effet que l'admission des femmes dans le Samgha "aurait des résultats néfastes, de même que la mauvaise herbe dans un bon champ". Cela entraînerait une dégénérescence plus rapide de la doctrine, dont la durée d'existence serait, écourtée de cinq cents ans. Il fallut pour convaincre le Bouddha la détermination inébranlable de Mahâprajñaparamati, tante et mère adoptive de Siddhârtha, et les talents d'avocat d'Ânanda, cousin et fidèle servant du Bhagavât.

Quand Suddhôdana, le père de Siddhârtha, mourut, cinq ans après l'Éveil de son fils, son épouse, Mahâprajñaparamati, profondément affligée, prit conscience de l'impermanence et de la nature de souffrance du monde. Elle décida de se retirer de ce monde et d'entrer en religion auprès de son neveu. Elle se rendit donc auprès du Bouddha et, par trois fois, lui demanda de l'accepter dans sa communauté mais, par trois fois, elle se heurta à un refus catégorique. Après les funérailles de Suddhôdana, le Bhagavàt quitta Kapilavastu pour Vaiçali. Mahâprajñaparamati que les rebuffades n'avaient pas découragée, en compagnie de femmes du clan des Cakya, dont Yasodharâ (l'épouse abandonnée de Siddhârtha), suivit le Bouddha, pieds nus, cheveux dénoués et vêtue de l'habit religieux. Elles arrivèrent à la tombée de la nuit, épuisées mais encore affermies dans leur décision. Ânanda, alerté par le bruit de leurs pleurs sortit et les trouva à la porte du Maître. Il s'enquit de leurs désirs, et ému, alla intercéder pour elles, d'abord sans succès.
Pour comprendre l'attitude du Bouddha, il faut tenir compte de la situation sociale des femmes indiennes à cette époque. La seule vie normale pour une Indienne était de se marier, d'avoir de nombreux enfants et de s'occuper de la maison. Il était courant que les hommes quittent leur famille quand ils estimaient avoir rempli leur devoir - c'est-à-dire avoir eu au moins un fils - mais il était inconcevable que leurs épouses en fassent autant. Il est vrai que se retirer du monde signifiait alors devenir ermite en pleine montagne ou au coeur des forêts, ou errer par les chemins en mendiant sa nourriture, et ce mode d'existence est plus difficile pour les femmes, défavorisées physiquement en cas d'attaque de brigands ou de bêtes sauvages.

Ânanda, cependant, plaida pour Mahâprajñaparamati et ses compagnes, reprochant au Bouddha son ingratitude vis-à-vis de celle qui l'avait élevé et lui rappelant que, bien souvent, il avait enseigné lui-même que les femmes pouvaient aussi bien que les hommes atteindre l'état d'Arhat (Saint).

Le Bouddha finit donc par les admettre dans la communauté monastique, mais sous réserve qu'elles acceptent et observent huit conditions :
Une religieuse âgée, fut-elle ordonnée depuis cent ans, devra le respect à tout moine, même s'il vient à peine de recevoir l'ordination; elle devra se lever à son approche et le saluer.
Les moniales ne feront pas la retraite d'été dans un endroit où il n'y aura pas de moine.
Deux fois par mois, elles demanderont qu'un moine vienne pour la confession et la lecture des textes sacrés (Posadha) ainsi que pour leur donner un enseignement.
A la fin de la retraite d'été, les moniales devront exposer devant une assemblée de moines et de nonnes ce qu'elles auront vu, entendu, et les questions qu'elles se seront posées.
Si les moniales enfreignent gravement les défenses, elles devront le confesser devant un chapitre composé de moines et de nonnes.
Après avoir observé pendant deux ans les règles de çiksamânâ (probation), elles recevront l'ordination complète (364 préceptes) devant une assemblée de moines et de moniales.
Les moniales ne calomnieront pas les moines. Elles ne révéleront pas les manquements aux préceptes commis par les religieux; par contre, ces derniers les dénonceront si elles transgressent leurs voeux.

Donc, selon la sixième condition, en dehors du noviciat pendant lequel, en tant que çramanerikâ, elles respectent comme les çramanera 36 préceptes, les femmes seront soumises, entre 18 et 20 ans, à une période probatoire de deux ans. Cela leur permettra de vérifier, avant de s'engager plus avant, si elles ont le désir et les capacités nécessaires pour supporter les rigueurs de la vie religieuse. On dit que ce stade probatoire fut instauré parce que, à l'époque du Bouddha, des femmes entrèrent en religion, ignorant qu'elles étaient enceintes, et furent bien embarrassées à la naissance du bébé. Au bout de deux ans, il n'y avait (en principe) plus de crainte à avoir et elles pouvaient prendre les voeux de Bhiksuni sans risquer de surprise désagréable.

La première femme admise dans le Samgha fut donc Mahprajñaparamati ordonnée par Ânanda. Elle ordonna ensuite elle-même ses compagnes, trois par trois. La communauté des moniales se développa par la suite progressivement, mais elle n'atteignit jamais l'importance de celle des moines. Le plus grand nombre d'obstacles imposés aux femmes mena un résultat paradoxal : elles eurent à faire preuve d'une plus profonde détermination, les faibles ou les indécises furent éliminées tout de suite mais celles qui allèrent jusqu'au bout, si elles étaient moins nombreuses, étaient d'une grande valeur.
En Inde, elles furent même les dernières à sauvegarder la pureté monastique, alors que les "moines" étaient tombés dans la corruption et la licence.

De l'Inde, le Bouddhisme se répandit dans les autres pays asiatiques où se formèrent des communautés de moines et aussi de moniales.

A CEYLAN, au 3ème siècle avant J-C, Mahinda convertit le roi au Bouddhisme. La soeur de Mahinda, Sangamitta, exposa la doctrine bouddhique à l'épouse de ce roi, qui désirait entrer en religion, puis la reine se rendit en Inde, fit un pèlerinage à Bodhgaya et rentra à Ceylan en 246 ou 288 avant J-C. Cinq cents suivantes de la reine entrèrent en religion en même temps qu'elle et sont à l'origine du Samgha féminin, qui n'eut, hélas qu'une existence éphémère. Quand le Bouddhisme ésotérique fut introduit à Ceylan, mal compris, il entraîna la corruption de la communauté monastique. Au 11ème siècle, le Bouddhisme était religion d'état. Mais beaucoup de moines et de moniales avaient une triste réputation et ils furent contraints de revenir à l'état laïc. Ceci marqua la fin de la communauté des nonnes à Ceylan pour plusieurs siècles.

vendredi 14 septembre 2007

Jacques Martin est mort…

Ce midi, quand j'ai ouvert la télé pour "suivre l'actualité", je suis tombée sur un extrait du Petit Rapporteur. Mon intuition a été très vite confirmée : le désormais regretté Jacques Martin s'est éteint cette nuit. Et les hommages de se succéder (alors qu'on l'avait médiatiquement enterré depuis belle lurette).

Quel dommage d'attendre pour dire du bien de quelqu'un que l'intéressé ne soit plus en mesure d'entendre et encore moins d'apprécier. Certes, cela peut être d'une certaine consolation pour ses proches - quand les jérémiades hypocrites ne les exaspèrent pas au plus haut point-, mais quand même.

Du coup je m'interroge : ne devrais-je pas, sans plus tarder, téléphoner, écrire ou mieux rendre visite, à Untel ou Untel, que j'aime bien mais que je laisse sans nouvelles depuis un bon bout de temps ? Plutôt que d'accabler de reproches Pierre ou Paul dès qu'un travail prend du retard ou qu'une faute subsiste dans un courrier (je suis optimiste en mettant "faute" au singulier : depuis la vulgarisation informatique des correcteurs automatiques, plus moyen d'avoir des textes orthographiquement corrects), ne ferais-je pas mieux de lui exprimer chaleureusement mon admiration et ma reconnaissance pour l'énorme travail qu'il abat depuis x temps ou pour sa précieuse participation à telle ou telle activité ? Peu importe qu'il s'agisse de tâches professionnelles, associatives ou familiales, la philosophie est la même.

Aujourd'hui, c'est un homme-orchestre qui est mort. Demain, ce sera peut-être moi, ou avant, ou après. Mais cela m'arrivera. Il vaudrait mieux m'y préparer, à supposer que j'en aie encore le temps.

Et puisque, autant l'avouer, j'aimais bien Jacques Martin, je lui dois bien quelques prières, en en faisant bénéficier tous ceux qui partent vers d'autres sphères en même temps que lui. Où en est-il à cette heure ? Pas la moindre idée. Peut-être est-il encore dans les phases ultimes du processus de mort, car la mort clinique ne coïncide pas forcément avec ce que nous, bouddhistes, appelons la mort - la claire lumière de la mort. Peut-être que, son continuum mental ayant quitté le support désormais usé, il se trouve dans le bardo, alias état intermédiaire. Peut-être a-t-il déjà pris une nouvelle naissance, car, selon nous, la naissance consiste en la conception, et non en la sortie d'un utérus ou d'un œuf.

Qui était-il vraiment ? Allez savoir. Au cas où, comme moi, il est un être ordinaire (je mets sciemment le présent, car si, pour lui, une vie humaine vient de prendre fin, lui-même n'a pourtant pas disparu), je formule le vœu qu'il puisse se diriger vers une naissance favorable qui lui permette de rencontrer la voie lui convenant, de sorte qu'il épanouisse pleinement les qualités dont il est, comme tout un chacun, porteur. Puisse-t-il au plus vite atteindre l'état d'Eveil, du grand Eveil, pour son bien et celui de tous les autres êtres.

Une petite anecdote à son sujet, que j'ai entendue ce midi. Après l'enregistrement d'une émission, il emmène son équipe déjeuner dans une brasserie proche des studios. La commande arrive, et le plat qu'on lui sert est … immangeable. En fin gourmet qu'il est, il s'exclame et le garçon accourt. "Monsieur Martin, il y a quelque chose qui ne va pas ?
- Ce que vous m'avez apporté est tout bonnement immangeable ! – Oh! Excusez-nous. Je vais vous ramener une autre assiette. – Non, non. Un cuisinier s'est donné du mal pour confectionner ce plat. Je vais le manger. Mais il faut qu'il sache que ce n'est pas mangeable."
Et il a mangé le contenu de l'assiette entièrement. Par respect pour le cuisinier et son travail !

Puisse le chansonnier, le baryton, l'imitateur, le cuisinier, l'amuseur, le père de famille nombreuse connaître le bonheur, le vrai bonheur, le bonheur de la libération de toute souffrance : souffrance manifeste mais aussi souffrance du changement comme souffrance de l'existence conditionnée par les karmas et les facteurs perturbateurs, à commencer par l'ignorance flanquée de l'attachement et de l'aversion ! Puisse le récit de sa vie, dont on va nous abreuver quelques heures durant, nous aider à réfléchir sur l'inanité des choses de ce monde, en termes plus techniques sur les multiples maux et inconvénients du samsara.

jeudi 13 septembre 2007

Bouddhisme et éthique

Les deux principes directeurs de l'Enseignement exposé par le Bouddha Shakyamouni sont, si j'ai bien suivi,
1- de préférence, agir de manière bénéfique pour les êtres (autrui mais aussi soi-même) ;
2- à défaut, se garder de nuire (à autrui mais aussi à soi-même).

Il est donc de notoriété publique (enfin, chez les connaisseurs) que le bouddhisme se fonde sur l'éthique. Entendons-nous bien. Il s'agit d'adopter librement, sciemment, un comportement qui exclut les actes malveillants ou pernicieux, et non de se plier bon gré mal gré à tout un arsenal de règles aussi arbitraires que contraignantes, sans savoir le pourquoi du comment, et sans réfléchir (le début de la désobéissance – c'est bien connu).

L'éthique bouddhiste va de pair avec la sagesse, ou si vous préférez ce terme (un peu plus évocateur du sens), le discernement. Pour prendre un exemple, s'il importe de ne pas mettre un terme à la vie d'un quelconque être animé, c'est parce que le bien le plus précieux de tout être est justement sa vie. Y attenter revient donc à lui nuire, ce qui est "mal" ou encore "non-vertueux". Au regard de la loi de causalité, une cause négative ne pouvant engendrer qu'un résultat négatif, on a tout intérêt à s'abstenir de faire du tort à qui que ce soit, sous peine de l'effet boomerang… Le tout est d'y penser, et d'appliquer. C'est au fond simple. Mais attention, selon le bouddhisme, juste ne pas tuer ou ne pas voler, etc., ne suffit pas pour qu'il y ait observance de l'éthique. Celle-ci suppose d'AVOIR DECIDE ne de pas tuer ou autre, et d'être resté dans cet état d'esprit. C'est donc beaucoup plus rare qu'on se l'imagine. C'est même un véritable gaspillage : il suffirait de si peu, juste une petite pensée appropriée, pour que la plupart du temps nous fassions preuve d'une excellente éthique. Alors que faute de la réflexion nécessaire, nous n'avons qu'une conduite certes correcte, mais hélas neutre. D'où seulement des résultats neutres à espérer.

Il se trouve que le Dharma qui s'est répandu au Pays des neiges avant de nous atteindre par le biais des Maîtres tibétains relève du mahayana, avec ses deux branches du paramitayana et du vajrayana. Et là on va encore plus loin, beaucoup plus loin : l'éthique des bodhisattvas, ces pratiquants altruistes qui aspirent à l'état de Bouddha non pour leur confort personnel mais pour se consacrer à l'accomplissement du bonheur de tous les êtres souffrants, eh bien, cette éthique, avec ses trois volets, elle englobe TOUTE la voie spirituelle !

Les trois volets en question ?

Premièrement, la base commune (quand même déjà élargie) : écarter toute conduite nuisible, en commençant par se déshabituer des dix non-vertus (meutre, vol, inconduites sexuelles ; mensonge, propos de discorde, propos blessants, propos futiles ; convoitise, malveillance, vues fausses – au sens de nier ce qui est, comme la loi de causalité) puis en observant graduellement les vœux de pratimoksha, les vœux de bodhisattva et les vœux des tantras.

Deuxièmement, "la réunion des activités vertueuses", avec ses huit facettes principales, assez déconcertantes au premier abord. Je ne vais pas les détailler car ce serait un peu long, mais cela suppose entre autres d'arriver à apprécier les personnages qui possèdent de grandes qualités (au lieu de les jalouser et de les dénigrer férocement). Ou encore, cela inclut de manger avec modération, de dormir avec mesure, et encore plus difficile, de faire preuve de patience et d'autodiscipline. Dans la même rubrique, on trouve une invitation à chaque jour cultiver la sagesse, au travers de l'étude, de la réflexion ou de la méditation.

Troisièmement, "l'aide à autrui", sous tous les angles : apporter le soutien voulu, au moment voulu, de la manière voulue. C'est facile à dire, mais pas si facile que cela à faire. C'est d'ailleurs pour cela que les trois éthiques de bodhisattva sont non seulement complémentaires mais aussi progressives. En fait, les deux premières (qui équivalent à la mise en œuvre des six "perfections" que sont la générosité, l'éthique, la patience, l'enthousiasme, la concentration et la sagesse) permettent de se renforcer soi-même, ce qui rend capable de désormais agir à bon escient à l'intention d'autrui.

Cela signifie-t-il que, dès qu'on fait montre de générosité, on est en train de pratiquer l'éthique de bodhisattva ? PAS DU TOUT. A nouveau, il faudrait pour cela se trouver dans l'état d'esprit approprié : avoir produit l'esprit d'Eveil au moins de façon volontaire, avoir pris les voeux de bodhisattva et en plus, au moment de la mise en œuvre de la générosité, penser qu'ainsi on s'adonne à l'éthique de bodhisattva et qu'on respecte les engagements pris !
Voilà qui exige une certaine vigilance… Il paraît que c'est une question d'habitude. A ce propos, rappelons-nous que le mot tibétain traduit habituellement par "méditation" signifie plus littéralement "habituer", "habituer son esprit à …" C'est tout un programme.
Bonne chance et bonne route !

lundi 10 septembre 2007

Les nonnes de Mundgod

Après avoir dispensé à Dagpo Datsang les précieux Enseignements du Lamrim dont nous avons déjà parlé, Rinpoche (par convention, veuillez retenir que, pour moi, "Rinpoche" sans autre précision désigne forcément Dagpo Rinpoche, le Maître auquel je dois tout, depuis l'apprentissage de la langue tibétaine à l'opportunité de rencontrer mes autres Maîtres !), Rinpoche donc a traversé une bonne partie de l'Inde pour gagner le camp tibétain de Mundgod – au sud de Bombay et de Goa, à 50 km de Hubli.

Au cours des quelques jours bien remplis de son bref séjour, Rinpoche a pris le temps de rendre visite à la communauté des moniales gelugpa installées au Camp n° 3, entre Ganden (Lama Camp n° 1) et Drepung – où Rinpoche a coutume de résider au collège de Gomang, puisqu'il y a étudié au Tibet auprès de Geshe Nawang Nyima-lags – grand érudit d'origine bouriate, tuteur entre autres de deux frères du 14ème Dalaï-lama et qui a assumé maintes responsabilités après l'exil en Inde, le deuxième exil pour lui qui avait déjà eu bien du mal à échapper aux communistes en 1917.

Depuis une vingtaine d'années, à peu près, les nonnes de Mundgod se sont mises à étudier très sérieusement la philosophie bouddhiste, en tirant parti de la proximité des deux grands monastères spécialistes en la matière. Leur premier professeur a été un geshe de Ganden Shartse, et à l'époque elles étaient très peu nombreuses. Aujourd'hui, les effectifs se montent à 236 moniales, et certaines sont arrivées en classe d'Abhidharma (métaphysique). Autrement dit, elles ont achevé leur formation.

Bien sûr, tandis que les moines étudient les cinq grands sujets : pramana (logique), paramita (perfection de la sagesse), madhyamika (voie du milieu), abhidharma et vinaya (code monastique), les moniales n'ont pas accès à tous les textes du vinaya, faute d'avoir reçu l'ordination supérieure de bhikshuni. C'est bien là l'un des principaux motifs de revendication de certaines nonnes d'origine occidentale, celles-là même qui font le siège de Sa Sainteté depuis une trentaine d'années et ont organisé le Congrès international des femmes bouddhistes qui s'est tenu à Hambourg fin juillet.

Que voulez-vous ! Il existe dans le bouddhisme trois types de vœux (ou de "préceptes", ou de "défenses" - le vocabulaire varie mais pas le sens) : les vœux de pratimoksha ("concourant à la libération individuelle"), les vœux de bodhisattva et les vœux des tantras. S'il est recommandé et même nécessaire d'étudier la teneur des vœux de bodhisattva avant de les prendre, en revanche il faut prendre les deux autres catégories de vœux sans chercher à les connaître auparavant, car cela empêcherait de les obtenir. On les découvre après. Il ne s'agit pourtant pas de s'engager à l'aveuglette dans une démarche hasardeuse. L'impétrant connaît la finalité des vœux (lui permettre d'accéder à l'un des deux éveils - libération du samsara ou état de Bouddha) ; et il a (en principe) toute confiance en le Guide – le Bouddha Shakyamouni- ainsi qu'en son ou ses propres maîtres.Par ailleurs, toute prise de vœux doit se fonder sur le renoncement au samsara. Quand on n'a plus que dégoût pour les choses de ce monde, y compris les titres et autres privilèges si prisés dans la société profane, que l'on est décidé à s'en dégager et que l'on est convaincu que la voie que l'on emprunte mène là où on veut aller, on ne chipote plus sur les détails. On y va. Les yeux fermés.

C'est manifestement l'état d'esprit dans lequel se trouvent mes sœurs tibétaines de Mundgod.

Sollicitées par l'organisatrice principale du Congrès de Hambourg qui leur a apporté des subventions ô combien nécessaires, elles ont d'abord répondu selon le code de politesse asiatique, c'est-à-dire à mots couverts. Puis comme on les pressait de réclamer ouvertement l'accès à l'ordination majeure de bhikshuni et au titre de geshe, au sens de docteur en philosophie, elles ont fini par exprimer leur position clairement : non, cela ne les intéresse vraiment pas ! Elles, ce qu'elles veulent, c'est s'adonner à l'étude, la réflexion et la méditation, de manière à progresser intérieurement et obtenir des réalisations spirituelles.
En bref, elles aspirent à une pratique fructueuse, ni plus ni moins. Le combat pour les droits de la femme en société tibétaine, ou même bouddhiste, ce n'est pas leur priorité - n'ont-elles pas renoncé au monde en entrant dans les ordres ?

Leur engagement n'est pas de façade. Elles étudient si bien que naguère, lors de débats avec les nonnes de Dharamsala, elles l'ont emporté aisément. Aujourd'hui, leur abbé est un geshe de Ganden Jangtse et leurs professeurs des geshe de Drepung Loseling et de Ganden Shartse.
Elles leur font honneur. Pourtant, elles n'ont pas la vie facile : elles sont très pauvres et manquent cruellement de locaux d'habitation. C'est que les effectifs ont explosé rapidement, mais pas les ressources. A défaut d'autre possibilité, une soixantaine de nonnes logent dans bâtiment désaffecté de la maison de retraite voisine. Le toit fuit de partout, le bâtiment est humide et insalubre mais rien ne peut refroidir (c'est le cas de le dire) l'ardeur de ces pratiquantes remarquables.

jeudi 6 septembre 2007

Un enfant pas ordinaire

De retour de l'Inde, cette fois j'ai infiniment de mal à atterrir en France. Le séjour à Dagpo Datsang a duré à peine trois semaines, mais j'ai encore l'impression d'être dans un autre monde. Comme quoi, le temps est vraiment élastique, ou relatif, comme vous voulez.

Attention, ce n'est pas que nous débarquions d'un lieu paradisiaque, à l'abri des miasmes et pollutions de ce bas monde. En Inde, on est confronté à toutes les misères possibles et imaginables, pour peu qu'on sorte des limousines aux vitres fumées et palaces luxueux.

Aujourd'hui, j'ai envie de parler des petits moines de Kais. "Petits" du fait de leur âge et de leur taille. Pour le reste, j'utiliserais d'autres qualificatifs à leur propos.

Notre arrivée le 5 août en fin d'après-midi a coïncidé avec la sortie du temple où venait de se dérouler l'intronisation d'un tout jeune lama – six ans, si j'ai bien compris : la nouvelle forme prise par un géshé très érudit du collège. Turbulent et espiègle lors des intercours, le jeune dignitaire est d'une gravité et d'un maintien surprenants quand il assiste à une cérémonie ou un enseignement.

Mais c'est un autre moinillon que je souhaite évoquer. Celui qui s'est spontanément transformé en l'assistant attitré du médecin de notre groupe. Déjà en temps normal, un gentil docteur au sourire accueillant ne pouvait qu'être assailli par une foule de patients dans un lieu où le médecin le plus proche est à environ deux heures de voiture (en Inde, on calcule non pas en kilomètres, mais en temps de parcours). Quand en plus une épidémie de varicelle sévit et s'ajoute aux rhumes, angines et otites favorisés par les froides pluies de mousson, la chambre dudit docteur ne désemplit plus.

A pathologies similaires, traitements identiques, ou presque (en fonction des âges, poids et autres critères périphériques). Au bout de deux ou trois jours, le petit Drimed sert quasiment d'interprète auprès de ses camarades, leur reposant les questions rituelles (mal à la gorge ? au ventre ? fièvre ?) et leur expliquant avec autorité la posologie ! Il répète les prescriptions en français avec un excellent accent puis traduit. Et il est toujours prêt à passer l'instrument ou le tube de pommade nécessaires au moment opportun ; il comprend au quart de tour ce que J. dit. Mais il ne faudrait pas non plus le prendre pour un larbin. Quand après avoir renversé un flacon, J. demande à son collaborateur fidèle d'essuyer le liquide jaune répandu sur le sol, Drimed lui jette un regard expressif : "Non, mais, pour qui me prends-tu ?" Et s'il s'exécute malgré tout, c'est bien parce qu'il est conciliant.

Dans le temple ou sur l'esplanade, Drimed fait aussi preuve de caractère. Il est le plus petit de tous les jeunes moines et beaucoup de ses camarades l'asticotent, le taquinent. Il ne se laisse pas faire, et répond du tac au tac. D'ailleurs, souvent, il anticipe et il n'hésite pas à s'attaquer à beaucoup plus grand que lui. Pourtant, qu'il soit aussi assidu auprès du docteur alors qu'il est en parfaite santé nous fait penser qu'il est en manque d'affection et cherche un substitut parental. Il est souvent grave et pensif. Quand nous lui demandons depuis quand il est au monastère, nous avons du mal à savoir si c'est depuis un mois ou un an. Précisons que comme la majorité des jeunes moines de Dagpo Datsang, Drimed apprend le tibétain seulement depuis qu'il est au monastère, sa famille (très pauvre) utilisant le dialecte de leur vallée reculée. C'est bien pour cela qu'il reformule les questions du médecin dans un jargon plus intelligible pour les intéressés (pas pour nous).

Très timide au début, il s'apprivoise peu à peu et. On apprend qu'il a un frère (ou une sœur) aîné. Que sa famille habite loin - en fait, il vient du Ladakh. Il nous confie qu'il n'aime pas du tout l'école ; le monastère, c'est beaucoup mieux. C'est même très bien.

Quand la veille du départ j'ai l'occasion de le montrer par la fenêtre à Lochen Rinpoche (le lama qui a supervisé la construction du monastère de Kais et dont je raconterais volontiers l'histoire à l'occasion, car, pour moi, il est un modèle exceptionnel ), celui-ci s'exclame : "Cet enfant ? Il a des empreintes très fortes. Il ne devrait pas être ici : il est trop petit. Mais quand ses parents sont venus visiter le monastère avec lui, il n'a pas voulu repartir. Il pleurait, pleurait, pour rester. Finalement, ses parents se sont résignés à le laisser. Et quand on lui parle d'aller en vacances pour rencontrer sa famille, il sanglote car il ne veut pas quitter le monastère ! Il a manifestement des empreintes très puissantes par rapport à la pratique bouddhiste."

Je me suis alors souvenu l'avoir vu la mine sombre quand des grands lui parlait d'une visite de sa mère. J'avais cru qu'elle lui manquait. En réalité, il avait peur qu'on l'éloigne du monastère. Ce qui m'étonne à présent, c'est qu'il se soit rapproché de la sorte du docteur français et de l'interprète très occasionnelle que j'ai été lors des consultations du soir. Le Bouddha a bien dit que rien n'est plus difficile à pénétrer que la loi de causalité. Beaucoup plus que la vacuité.

L'âge de Drimed ? il m'a répondu avoir huit ans. Quand on connaît le mode de calcul asiatique – un an à la naissance, puis un an à chaque nouvel an -, cela entraîne qu'il a sept ou six ans.

Le mode de vie qui lui plaît tant ? Debout à 5 h 30 tous les jours ; coucher pas avant 23 h ou 23 h 30 pour les plus petits. Pas de journée de congé pour les écoliers, car l'école suspend ses activités le dimanche et le monastère le lundi : quand les moinillons sont en congé d'un côté, ils doivent suivre le programme ordinaire de l'autre.

Ma conclusion ? Je suis pleine d'admiration. Et quand je suis tentée de me plaindre de la fatigue, désormais je repense à Drimed. J'ai désormais un maître d'à peine huit ans…

mardi 4 septembre 2007

Kullu août 2007

Nous voici, hélas, de retour, après trois semaines à Dagpo Datsang, connu aussi sous le nom de Lamrim Datsang : le collège monastique du Lamrim.

Comment décrire ces précieuses journées passées au sein de l'accueillante et chaleureuse communauté de Kais ? A l'intention des moines du collège auxquels s'étaient joints quelques autres religieux et laïcs tibétains, nos deux groupes de France et d'Asie (80 personnes environ) et même quelques amis Indiens de Bangalore, l'extraordinaire Maître du Lamrim qu'est Dagpo Rinpoche a transmis "La Libération suprême entre nos mains", enseignement naguère énoncé par le grand Pabongkha Rinpoche (en 1921) et mis par écrit par son disciple principal, Kyabje Trijang Rinpoche (Tuteur junior de S.S. le 14ème Dalaï Lama).

"La Libération suprême entre nos mains" est une présentation assez volumineuse des étapes de la voie qui culmine en l'Eveil de Bouddha. Le texte est en langue moderne, agrémentée d'un style alerte, vivant et coloré. Les explications, claires et précises, sont illustrées par maintes citations et anecdotes puisées tant dans la tradition orale que les ouvrages canoniques, philosophiques ou autres. Le but ? Faire comprendre, bien sûr, mais aussi (et peut-être surtout) toucher et imprégner, transformer, "faire tilt" en quelque sorte. L'important n'est-il pas d'opérer des prises de conscience capables d'entraîner de profonds changements intérieurs, avec leur lot de répercussions sur les comportements extérieurs ?

Rimpoche n'a pas lésiné sur les moyens. Au lieu de répartir la transmission sur deux étés comme il l'avait initialement envisagé, il a préféré la donner d'un coup cette année. Le rythme en a été accéléré. Et quelle densité ! Quelle puissance ! Le Maître est le médecin, qui diagnostique les maladies et met au grand jour les défauts. Personne n'a été oublié. Les lamas, les moines, les nonnes, les laïcs, les Tibétains, les Asiatiques, les Occidentaux, les Français, les petits, les grands, tout le monde en a pris pour son grade. Entre autres effets, cela a cimenté le groupe. Les petits moines nous ont regardés d'un autre œil : de donateurs lointains et éthérés, nous sommes devenus des élèves du même Maître, réprimandés et rappelés à l'ordre comme eux. Certes, ceci n'est que ma propre impression. Vous aurez autant de récits que de participants.

Les enseignements n'ont pas été seulement théoriques. Nous-mêmes avons bénéficié des meilleures conditions : hébergement confortable (oui, d'accord, certaines chambres étaient infestées de puces, et les amis qui logeaient au village ont cohabité avec des scorpions – petits- et une tarentule : il fallait bien un peu d'exotisme) ; repas excellents (trop à l'occidentale à mon goût, mais trop épicés selon d'autres ; comme l'a souligné Rimpoche en public, les Français ne sont jamais contents…) ; températures tout à fait supportables, voir fraîches certains matins ; pluies tombant la nuit ou durant les sessions d'enseignement. Bref, une organisation irréprochable. MAIS les explications de Rimpoche étaient corroborées par les nouvelles du monde.

Dès le 5, nous avons su que nous aurions beaucoup de place dans le temple : le groupe de moines qui voulait venir du Mön était bloqué, les routes s'étant effondrées suite à des pluies violentes. Le 6 en début d'après-midi, nous avons été pris d'inquiétude quand nous avons appris que l'un de nos amis de l'Institut avait attrapé une méningite à l'autre bout du monde. Il était dans le coma, en grand danger de mort. Le temps de demander des prières pour lui (avec succès : notre malade est rentré et a même repris le travail) et nous organisions une collecte : à nouveau, des trombes d'eau s'étaient abattues sur le Mön, détruisant des maisons et faisant des victimes. Plusieurs moines de Dagpo Datsang venaient de perdre un proche – une mère, un frère. Ensuite, certains d'entre nous qui devaient reprendre le chemin du bureau sitôt leur retour au pays ont décidé d'anticiper leur rapatriement sur Delhi, de peur de rater leur avion : les bus, qui mettent normalement 12 heures entre Kullu et la capitale, peinaient dans la boue et les gués contournant les ponts endommagés, au point de traîner 19 à 20 heures, le record par nous connu s'élevant à 30 heures. Pour un trajet d'environ 550 kilomètres. Je vous laisse calculer la moyenne , mais nous commencions à nous demander si nous n'irions pas plus vite à pied. Ou en charrette à foin. Le problème, c'étaient les valises.

Le dimanche 19, rupture dans le programme. Le matin, Rinpoche confère une initiation du Bouddha de médecine puis une initiation de longue vie de Tara blanche. Les gens des alentours affluent au monastère par centaines et se bousculent pour recevoir la bénédiction. Mais l'après-midi, pour les questions-réponses, le temple est redevenu spacieux. Alors que la quasi-totalité des questions lui sont adressées, Rinpoche passe le micro à Guru Rinpoche et à Gen Lochö-lags (Lochen Rinpoche a quant à lui prudemment refusé de prendre place dans les fauteuils en face de l'assistance), quitte à ajouter ensuite une explication complémentaire. Cela nous permet de découvrir que les lycéens tibétains s'interrogent sur ce que la pratique du bouddhisme pourrait leur apporter au quotidien : si le Dharma a pour finalité de préparer les vies suivantes, serait-ce qu'il ne servirait à rien dans l'immédiat ? Non, répond sobrement Rinpoche. La pratique se préoccupe principalement de ce qui dépasse les limites de la seule vie actuelle, mais elle a bien évidemment des répercussions sur la vie en cours.

Ce qu'il faut comprendre (et ce n'est pas si facile), c'est qu'un pratiquant bouddhiste est censé de ne plus attacher une importance capitale et exclusive aux circonstances de cette vie (confort, richesse, notoriété, pouvoir, prestige, etc.). En revanche, il devrait déployer toute son énergie pour obtenir les réalisations spirituelles (amour, compassion, sagesse, etc.) le plus vite possible. L'idéal serait de devenir Bouddha dès cette vie ; à défaut, aryabodhisattva ; à défaut bodhisattva ; à défaut il faudrait se hisser à un niveau spirituel dit "sécuritaire" pour ne plus avoir grand chose à craindre du samsara. Au strict minimum, il importe d'observer une éthique suffisamment pure pour, au sortir de cette vie, ne pas chuter dans les sphères infortunées mais reprendre une naissance favorable. Pas n'importe quelle renaissance favorable. Une qui permette de reprendre le cheminement spirituel de manière à continuer à avancer sur la voie jusqu'à obtenir l'état de Bouddha. Ceci suppose d'ajouter à l'éthique la mise en œuvre des cinq autres vertus cardinales : générosité, patience, enthousiasme, concentration et sagesse. En outre, il faut prendre soin de judicieusement orienter les effets des six vertus en formulant des vœux et prières qualifiés de "purs" en ce sens qu'ils ne sont pas entachés par le moindre intérêt pour la seule vie présente. Sinon, faute de vœux adéquats, la générosité ou la patience par exemple donneront peut-être de bons résultats, mais très limités. Pourquoi avoir écrit "peut-être" ? Parce que des vertus qui ne sont pas "protégées" par une motivation et une dédicace puissantes et de grande envergure (en vue d'obtenir la libération ou mieux, l'état de Bouddha) sont exposées à être anéanties ou en tout cas endommagées par la colère, la jalousie, l'orgueil ou encore les vues fausses par lesquels on se laisserait dominer.

Puissent tous les mérites accumulés à Kullu au mois d'août, mêlés à tous les mérites accumulés par tous les êtres au cours des trois temps, contribuer à la pérennité de l'Enseignement, à la longue vie des Maîtres et au bonheur de tous les êtres.